Vers une appropriation politique de la complexité : nouveaux concepts, nouveaux outils pour la transformation sociale

Troisième partie : méthodes d’étude des systèmes complexes utilisables pour l’action, l’exemple des réseaux militants ?

jeudi 15 mai 2008, par Janine Guespin

PolitiqueÉlection

Un cas particulier où l’analyse dynamique peut être assez rapidement utile de manière prospective et non plus seulement rétrospective, concerne les actuelles réflexions sur la militance en réseau et plus précisément les relations entre structure d’un réseau, efficacité et démocratie. Du grand nombre de réseaux militants qui se sont développés récemment, est née l’idée que ces réseaux représentent une forme de militance plus démocratique, voire plus efficace que la forme traditionnelle, hiérarchique, mise au point au siècle dernier dans les syndicats et les partis. De nombreuses études ont été réalisées, notamment par des sociologues, pour étudier ces réseaux. Mais cette idée, si générale et répandue qu’elle soit, n’a, à ma connaissance jamais été confrontée aux connaissances issues de la science des réseaux. Une telle approche est elle utile ? Je pense qu’elle peut contribuer à choisir une organisation du réseau conduisant à un fonctionnement plus conforme aux vœux des participants.

D’entrée de jeu, une tension majeure me paraît provenir de l’opposition entre une culture organisationnelle centralisatrice, qui n’arrive pas vraiment à imaginer un fonctionnement autre que centralisé, avec un secrétariat, un bureau, un collectif d’initiative nationale, que sais-je, et une aspiration très forte à un fonctionnement non centralisé, mais non explicité (ayant donc quelque chose de mythique), qui aurait toutes les vertus, ou tout au moins n’aurait pas les défauts de l’organisation centralisée. En effet, à la mode du réseau, s’oppose la totale méconnaissance de l’existence et des propriétés de structures très diverses de réseaux . Selon le mythe, le réseau est par essence démocratique, quelle que soit sa structure.

Face à ce qui est à la fois méconnaissance et aspiration forte, il me semble que l’étude précise des réseaux et de leurs propriétés est absolument nécessaire. Il y a deux manières de procéder. D’une part, on peut (il faut) faire l’analyse de réseaux de militance existants, en recherchant si leur structure est ou non toujours la même, et si elle (ou elles) correspond(ent) à celles des réseaux étudiés par les scientifiques (ce qui permettrait de bénéficier des résultats de ces études). À ma connaissance ces études restent à faire [1]. D’autre part, ici je me propose de procéder à l’inverse et tenter de répertorier les propriétés des types de structures de réseau scientifiquement connus qui me paraissent correspondre le mieux aux aspirations des militants contemporains. Quelles sont les propriétés que l’on souhaite, et quels sont les types de réseaux susceptibles de présenter ces propriétés ?

Les propriétés généralement souhaitées et attribuées à ‘la’ forme réseau

  1. Démocratie et égalité. Les membres du réseau doivent être égaux. Tous peuvent accéder de la même façon à l’information (ce qui est relativement facile avec Internet - à condition que tous soient connectés). Tous ont les mêmes droits de prendre part aux décisions. Et tous ont les mêmes droits/facultés/possibilités de proposer, de diriger.
  2. Fonctionnement de bas en haut. C’est autre chose. L’idée est que les décisions vont ‘émerger’ du fonctionnement global décentralisé du réseau. Cela se base sur un refus/opposition de fonctionnement hiérarchique décrédibilisé, mais n’est pas sans analogie avec les réseaux distribués émergents connus dans la nature, par exemple le cerveau, le système immunitaire, etc. Cela correspond à l’irruption d’une volonté de redonner toute leur place aux individus, et correspond aussi peut être au mythe inverse selon lequel les ‘appareils’ sont par nature dotés de tous les défauts. Cela correspond à la forme que l’on imagine comme la plus parfaite de démocratie.
  3. Fonctionnement robuste, c’est-à-dire pérenne dans le temps, et adaptation optimale aux buts que s’est donné le réseau, à son efficacité maximale. (c’est d’ailleurs là que l’on trouve les contradictions les plus fortes entre l’aspiration au réseau et une forme de pragmatisme centralisateur).

Existe-t-il des réseaux qui possèdent toutes ces propriétés ?

Je ne sais pas. Je ne connais évidemment pas tous les réseaux possibles. Je me propose d’examiner la manière dont ces propriétés sont réalisées dans un type de réseaux très courants et assez bien étudiés, les réseaux à connecteurs, encore appelés ‘indépendants d’échelle’.

1 - Que sont les réseaux à connecteurs ou indépendants d’échelle ?

Cette forme particulière de réseau (cf. Figure 2, partie précédente) se rencontre un peu partout. Elle a été découverte récemment (en 2000) par l’étude du Web, et elle a été retrouvée depuis dans un très grand nombre de cas, tant sociétaux que biologiques. Elle semble apparaître dans les cas de réseaux mettant en jeu un très grand nombre de participants, et correspondre à une grande efficacité et adaptabilité. Je rappelle qu’un réseau correspond, dans les cas étudiés, à un ensemble d’éléments dont les relations (règles) sont de même nature, ce qui implique de facto la cohérence du réseau. Dans les réseaux à connecteurs, le nombre de connections par nœud est très variable. Il y a un petit nombre de nœuds qui présentent un très grand nombre de connections (les connecteurs ou hubs), et un très grand nombre de nœuds qui présentent peu de connexions. En fait, il y a une relation inverse entre le nombre de nœuds et le nombre de connections qui en partent et on obtient une droite de pente négative si on représente en coordonnées log/log le nombre de nœuds en fonction du nombre de connections qui en partent (d’où la dénomination aussi employée de réseaux en loi de puissance). La structure du réseau américain des aéroports est souvent citée en exemple d’un tel type de réseau. Il existe un petit nombre d’aéroports géants, internationaux, qui desservent de grands aéroports, en nombre plus élevé, qui desservent des aéroports moyens plus nombreux… qui desservent de multiples aéroports locaux encore plus petits, parfois reliés à un seul de ces aéroports moyens. Les gros aéroports ne sont pas forcément tous reliés entre eux. On appelle aussi cette structure ‘indépendante d’échelle’, parce que, dans les grands réseaux, à chaque niveau, chaque connecteur intermédiaire reproduit la structure des connecteurs aux autres échelles. Les propriétés des réseaux à connecteurs sont les suivantes :

  1. Il y a le plus souvent plusieurs manières de passer d’un nœud à l’autre. Autrement dit, aucun connecteur n’est le passage obligé pour aller d’un nœud à l’autre. Cela entraîne une grande robustesse puisque la disparition d’un connecteur n’entraîne pas la disparition du réseau (si un aéroport est bloqué, on peut généralement tout de même arriver où on veut).
  2. Le nombre de connections nécessaires pour passer d’un nœud quelconque à1 ’autre est relativement faible. C’est la propriété, déjà décrite que l’on appelle ‘petit monde’. On peut voir que le résultat ne permet pas à chaque passager d’aller le plus vite possible d’un point à l’autre (ce qui nécessiterait que tous les aéroports soient reliés à tous les autres, et qui, évidemment, serait une absurdité économique et écologique), mais que c’est le meilleur compromis entre efficacité et réalisme. Un réseau hiérarchique, avec un connecteur central et des connecteurs intermédiaires est il un cas particulier des réseaux indépendants d’échelle ? Non, parce que ces derniers seuls sont ‘petit monde’. C’est toute la différence entre le réseau des aéroports, et le réseau SNCF au milieu du siècle dernier où l’on devait obligatoirement passer par Paris.
  3. Tous les nœuds ne sont pas ‘égaux’. Cette propriété résulte de la précédente. Ce qui est important c’est que, dans un réseau ‘naturel’ (c’est-à-dire un réseau qui ne s’est pas construit sous la direction d’une personne ou d’un centre organisateur) c’est le fonctionnement même qui fait émerger les connecteurs.
  4. Quel est leur mode de fonctionnement, leur dynamique ? J’ignore si tous les réseaux de ce type ont le même mode de fonctionnement. Ceux que je connais sont assez semblables. Il n’y a pas de fonctionnement centralisé. Les ‘décisions’ (quelles connections développer, lesquelles ralentir ou supprimer pour les aéroports par exemple) ne peuvent pas se prendre dans chaque aéroport indépendamment car elles n’auraient aucune chance d’aboutir à une politique cohérente. Elles ne se prennent pas non plus dans un centre qui n’existe pas. Elles ‘émergent’ du fonctionnement de l’ensemble, c’est-à-dire du flux des voyageurs qui passent par tel ou tel aéroport. C’est donc un réseau très efficace pour s’adapter au mieux aux règles du jeu posées à l’origine du réseau, (le profit maximum pour les aéroports américains, cela va de soi) et qui en assurent le fonctionnement. Ce sont des réseaux très adaptables.

Ainsi, dans le cas des aéroports, où le but du jeu fixé est de gagner le plus d’argent pour chacun des aéroports et des compagnies, ce sont les ‘lois du marché’ c’est à dire le résultat du fonctionnement de l’ensemble selon les règles fixées qui entraînent les décisions de favoriser ou de ralentir, voire de fermer, telle ou telle connexion. Les décisions, sont les mieux adaptées au but, car elles résultent de l’expérience du fonctionnement global. (On peut d’ailleurs obtenir par simulation sur ordinateurs, à partir de cette loi simple ‘maximiser les profits’, et des données sur le trafic, le type de répartition des connections que l’on observe dans la réalité).

Cet exemple montre que tout réseau n’est pas obligatoirement démocratique, et qu’il peut même y avoir contradiction entre fonctionnement émergent et fonctionnement démocratique. Puisque la décision se prend par suite du fonctionnement global, les acteurs ne peuvent ils qu’en prendre acte ? C’est précisément la base du libéralisme. ‘La main invisible du marché’ qui gèrerait mieux que les individus qui ne pourraient que se soumettre à sa grande sagesse.

C’est pourquoi, il ne faut pas se contenter de dire ‘réseau’, il faut encore se poser la question, ‘un réseau pour quoi faire’ ? Autrement dit, quelle est la règle à laquelle répondent les connections et ‘quelle structure pour quel fonctionnement’  ? Un réseau à connecteur, n’est ni bon ni mauvais. Tout dépend des règles du jeu qui en assurent la cohérence. Si ce sont les lois du marché, il fonctionne à la perfection. Mais il peut fonctionner aussi à la même perfection avec de tout autres règles.

Envisageons par exemple un fonctionnement au consensus où finit par émerger, au cours du fonctionnement, la solution ‘optimale’ compte tenu des relations de chaque acteur avec les autres. C’est dans un réseau de type petit monde qu’un tel consensus, s’il est possible, émergera le plus rapidement et sera le plus solide. On en arrive donc à se poser, à travers celle de la structure d’un réseau, la question du choix du type de démocratie que l’on souhaite. Est-ce respecter l’avis de la majorité (auquel cas un réseau centralisé sera le plus efficace) ou faire émerger un avis qui ne laisse personne sur le côté ? Il n’est pas intéressant ici de trancher, d’autant que la réponse dépend très probablement des circonstances, mais d’insister, au risque de lourdeur, sur l’impérieuse nécessité de se poser la question de l’adéquation de l’organisation du réseau avec ce que l’on veut en faire, avec son fonctionnement et ses objectifs.

2 - Y a t il d’autres structures de réseaux qui présentent un intérêt pour les réseaux militants ?

Les réseaux à connecteurs sont apparus ‘spontanément’ dans des systèmes caractérisés par le grand nombre des nœuds, où les exigences de démocratie n’existent pas, mais où les exigences d’efficacité et de robustesse sont prévalents. (Les systèmes biologiques par exemple, dont le système nerveux humain est le cas le plus complexe). Dans les réseaux militants on est toujours confronté à la contradiction entre l‘efficacité, qui semble réclamer une certaine centralité, mais bloque l’émergence, et la démocratie, qui voudrait que tous les nœuds aient les mêmes propriétés [2].

Les réseaux à agrégats (cf. figure 2, partie précédente), où un faible nombre de connections joint des groupes de nœuds pleinement connectés sont peut être susceptibles d’être plus démocratiques. Ils devraient permettre également un fonctionnement émergent. Sont ils efficaces lorsque le nombre de nœuds augmente ? A priori, l’organisation des Forums Sociaux ressemble à un réseau à agrégats, chaque organisation pouvant être considéré comme un agrégat (si tous ses membres sont connectés directement entre eux) relié aux autres agrégats lors des forums sociaux par un représentant égal en principe aux autres membres de l’association en question. Mais on voit se constituer, dans chaque pays, pour les Forums Sociaux, une sorte de « jet-aristocratie » militante ; ce sont toujours les mêmes qui participent aux forums qui se tiennent hors de leur propre pays. Ils se connaissent bien et sont devenus très efficaces. Sont-ils devenus des ‘connecteurs’, et la structure du réseau des FSM, FSE a-t-elle changé ? (Mais, répercutent-ils autour d’eux, ce qu’ils ont fait, prennent-ils les avis des participants moins connectés ? veillent-ils à la démocratie, et les membres de leurs associations respectives exigent-ils ce retour et cette démocratie ? À terme, n’est ce pas une dérive qui fera perdre l’efficacité acquise en les coupant des organisations qu’ils sont censés représenter ?).

Or rien n’est plus difficile à repérer et surtout à corriger que des dérives qui s’installent lentement au profit de l’efficacité. Peut on s’en garder, peut on ériger des garde-fous ?

Lien vers la deuxième partie : des outils pour étudier la complexité

Lien vers la quatrième partie : des garde fous contre les dérives autoritaires, délégataires ou centralisatrices ?

[1Il ne s’agit pas ici d’études sociologiques, mais d’études d’une autre nature, recherchant la structure de réseaux existants et la comparant à celles déjà connues. Je ne sais pas comment nommer ces études, nécessairement transdisciplinaires.

[2Sans vouloir lui faire dire plus qu’il n’en dit, j’ai été frappée, dans l’article d’Aguiton et Cardon consacré au FSM (congrès Marx V 2007) que l’évolution de ce dernier (en 2005) l’ait conduit « vers une pluralisation des centres de décision (vers laquelle) s’orientent actuellement les acteurs ». N’y a-t-il pas là l’amorce d’un réseau à connecteurs ?