La Loi biodiversité ne doit pas instaurer des banques d’actifs naturels !
mercredi 25 mars 2015, par
EnvironnementNationalNous appelons les parlementaires à rejeter les articles 33 A, B et C du projet de loi relatif à la biodiversité, en première lecture à l’Assemblée nationale à partir du 15 mars, qui instituent des « obligations de compensation écologiques » et des banques « d’actifs naturels ».
Le Parlement est saisi d’un projet de loi relatif à la biodiversité, près de 40 ans après la première loi de protection de la nature de 1976. Entre temps, la création d’espaces protégés et la protection d’espèces menacées n’ont pas permis d’enrayer la perte de biodiversité : seulement 22 % des habitats et 28 % des espèces d’intérêt communautaire sont en bon état en France, selon l’exposé des motifs du projet de loi.
« Obligations de écologique »
Parmi les mesures de ce projet de loi, il est notamment prévu d’instituer des « obligations de compensation écologique » (articles 33 A, B et C) (voir en annexe). La compensation est au cœur des projets les plus controversés tels que Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens et le Center Parcs en forêt des Chambaran. Menés dans des régions protégées, ces projets génèrent une perte de biodiversité et la dégradation d’habitats naturels, notamment de zones humides. Dans le cadre de la doctrine « Éviter, réduire, compenser », la loi de 1976 posait les premiers jalons des pratiques et dispositifs de compensation écologique. Mais ce n’est que très récemment, notamment après le Grenelle de l’Environnement, que la compensation a été mise en œuvre de manière plus systématique, y compris pour faire suite aux critiques croissantes auxquelles les nouvelles infrastructures sont exposées.
Pour s’acquitter de ses engagements à enrayer la perte de la biodiversité, l’Etat exige généralement de l’aménageur qu’il « compense » la destruction de nature qu’il génère. Creuser des mares, planter quelques arbres, fabriquer des refuges pour espèces protégées, déplacer les espèces menacées font désormais partie de l’appareillage technico-juridique pour justifier la construction de ces infrastructures et pour qu’il puisse affirmer que l’impact de son projet sur la biodiversité est limité, voire nul. Il est alors dit qu’il n’y a pas de perte nette de biodiversité – dans certains cas il est même annoncé un gain net de biodiversité. La perte de biodiversité due à la construction de l’infrastructure est supposée intégralement compensée par les opérations menées par l’aménageur.
Faiblesse intrinsèque des mécanismes de compensation
ivens, Notre-Dame des Landes et bien d’autres projets ont donné l’occasion à des naturalistes et des experts scientifiques de démontrer la faiblesse intrinsèque des mécanismes et projets de compensation et leur incapacité à restaurer de la biodiversité et des territoires dégradés. Un patient et exhaustif travail d’analyse [1] des mesures de compensation prévues à Notre-Dame des Landes a ainsi montré que les surfaces impactées par le projet sont sous-estimées, que les zones humides sont mal caractérisées et sous-évaluées, et que la biodiversité présente est également minorée puisque des espèces ont tout simplement été oubliées (y compris certaines espèces de mammifères, telle que la loutre d’Europe). Le Conseil National de Protection de la Nature et le Collège d’experts scientifiques réunis sur le cas de Notre-Dame des Lances ont vivement critiqué les méthodologies de compensation utilisées [2].
De nombreux travaux scientifiques soulignent l’échec des dispositifs de compensation et l’impossibilité de récréation de milieux constitués au fil des siècles (on ne remplace pas un arbre vieux d’un siècle par dix arbres âgés de dix ans ou une prairie naturelle ancienne par un pré saturé en nitrates). Un écosystème est un système complexe fait d’innombrables et inextricables interactions entre les sols, les cycles biochimiques, les espèces qui l’habitent ou encore les fonctions écologiques qu’il assure. Bien souvent, la compensation envisagée par les aménageurs et les cabinets d’étude se fait à « la découpe » : parcelle par parcelle, espèce par espèce, fonction par fonction. Évaluée et quantifiée pour être comparée aux autres, chacune de ses tranches devient alors interchangeable, la perte de l’une pouvant être compensée par la restauration d’une autre. Ce qui relève plus d’un bricolage que d’une méthode scientifique.
Le plus grand arbitraire préside, comme dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, avec des calculs qui conduisent à compenser des mares et les amphibiens qui y vivent par des prairies artificielles. En raison des difficultés techniques inhérentes à l’intervention en milieu naturel – le déplacement d’espèces ne fonctionne pas nécessairement – et des approximations inévitables, les exemples de Notre-Dame-des- Landes, de Sivens et des Chambaran montrent à l’évidence l’impossibilité de compenser de façon adéquate des zones d’habitat naturel et de biodiversité détruites. Par exemple, si les pertes sont immédiates et définitives, les restaurations, à supposer qu’elles soient équivalentes, ne peuvent être que progressives. Bien souvent, elles ne sont même assurées que de façon temporaire. L’équivalence affichée par les promoteurs de la compensation entre des milieux naturels détruits et la reconstruction de milieux complètement artificiels est donc très discutable.
La compensation instituée en politique publique
Là où la loi de 1976 mentionnait la possibilité de compensation sans en déterminer les contours, l’article 2 du projet de loi institue la compensation comme un principe guidant l’action publique. Il est ainsi prévu « de compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées, en tenant compte des fonctions écologiques de la biodiversité affectée ». Grand est le risque que la compensation serve de dérivatif facile et généralisé aux étapes visant à éviter et réduire les dégradations écologiques. Ce d’autant plus que les conditions d’équivalence entre les dégradations écologiques et les mesures de compensation ne sont pas précisées par le projet de loi, laissant aux opérateurs et cabinets d’étude tout loisir pour utiliser et fixer leurs propres normes d’équivalence.
Vers des banques de biodiversité
Comme dans les cas de Sivens, Notre-Dame- des-Landes et des Chambaran, le maître d’ouvrage pourra réaliser des actions de compensation écologique de sa propre initiative, sur son terrain ou le terrain d’autrui. C’est ce qu’on appelle la compensation par la demande, puisque c’est l’aménageur qui génère et réalise – ou fait réaliser – l’opération de compensation. Nouveauté de ce projet de loi, l’aménageur pourra désormais recourir à un « opérateur de compensation », et/ou contribuer au financement d’une « réserve d’actifs naturels », lui permettant de se libérer de ces obligations en contribuant financièrement à ces opérations (article 33 A B etC).
L’introduction des naturels », par voie d’amendement gouvernemental en première lecture à l’Assemblée nationale, est le fruit de l’intense lobbying politique mené par la CDC biodiversité, filiale de la Caisse des dépôts et consignations. La CDC biodiversité est à ce jour le seul opérateur autorisé d’une réserve d’actifs naturels en France qui puisse servir de banque de compensation. Cette banque d’actifs naturels se trouve dans la plaine de la Crau, zone de steppe semi-aride dans les Bouches du Rhône, à proximité de zones protégées.
Ces banques d’un nouveau genre mènent des projets de restauration de biodiversité qu’elles transforment ensuite en unité de biodiversité préservée ou restaurée. Ces banques génèrent donc des actifs biodiversité avant même que la dégradation écologique n’apparaisse. C’est une compensation par l’offre. Pour justifier leurs projets devant les pouvoirs publics, les aménageurs n’ont plus qu’à faire appel à ces banques d’actifs constituées ex ante et leur acheter quelques actifs biodiversité. Suivant l’exemple des Etats- Unis, ce projet de loi généralise l’utilisation de banques de biodiversité sur le territoire français et confie une part importante de la protection de la biodiversité à des banques et acteurs financiers.
Dans la Crau, la CDC biodiversité a racheté un verger industriel de 357 hectares, avec l’objectif de restaurer son écosystème d’origine, unique en France (le « cossoul », une steppe semi-aride), habitat à outarde [3]. Pour poursuivre leurs projets dans la région et détruire d’autres zones de Cossoul, les aménageurs de la région peuvent compenser leurs dégâts en se procurant auprès de la CDC-biodiversité des unités d’habitat à outarde, au prix de 40 000 euros l’hectare. Les « crédits » vendus par la CDC biodiversité n’intègrent qu’une gestion sur trente ans. Qu’adviendra-t-il après ? Personne ne le sait [4]. La CDC Biodiversité refuse d’inscrire ses terres dans la Réserve naturelle des coussouls de Crau et toute protection par d’autres mesures réglementaires. Après le délai de trente ans, la CDC sera libre de bétonner le terrain si elle le souhaite. Il n’existe aucune garantie foncière ou protection juridique habituellement utilisé dans les instruments conventionnels de protection de la nature. Compenser des destructions irréversibles par des mesures qui ne durent que trente ans, est- ce vraiment un progrès ?
Un droit à détruire
Ces dispositifs de compensation écologique instituent une double promesse. La promesse, jamais vérifiée, de remplacer ce qui est détruit à un endroit par un bout de nature supposée restaurée à un autre endroit. Et la promesse de pouvoir poursuivre la construction de nouvelles infrastructures, tout en préservant l’environnement. Pour plus d’une centaine d’organisations du monde entier ayant signé une déclaration « Non à la compensation biodiversité » [5], de tels dispositifs instituent dès lors un véritable droit à détruire : plutôt que d’être déclarée illégale ou contraire à la protection de l’environnement, la construction de nouvelles infrastructures source de perte de biodiversité pourrait ainsi être encouragée.
N’instaurez pas des banques d’actifs naturels !
Les critiques portant sur la généralisation de la compensation et des banques d’actifs naturels sont largement répandues. Le Conseil Scientifique de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité, dans ses recommandations toutes récentes sur le projet de loi a conclu « à une grande prudence quant à l’incitation à la mise en place de mesures compensatoires, voire de marchés de compensation ».
Pour ne pas instaurer un droit à détruire, pour ne pas généraliser des pratiques de compensation qui ne permettent en rien de protéger la biodiversité, nous appelons les parlementaires à rejeter les articles 33 A, B et C du projet de loi relatif à la biodiversité qui instituent des « obligations de compensation
écologiques » et des banques naturels ».
[1] Le goupe des décompenseurs en lutte, constitué de naturalistes, d’occupants de la ZAD, de membres d’Attac et de Bretagne Vivante, et de citoyennes concernées a mené ce travail : https://france.attac.org/IMG/pdf/note_biodiversite_a_ndl_imposition.indd_.v2.pdf
[2] Rapport du collège d’experts scientifiques relatif à l’évaluation de la méthode de compensation des incidences sur les zones humides : http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_college_experts.pdf
[3] Un petit échassier, l’un des oiseaux les plus menacés de France.
[4] Maris V., Nature à vendre. Les Limites des services écosystémiques, Quae, Versailles, 2014 ; Calvet C., Levrel H., Napoleone C. et Dutoit T., « Première expérimentation française de Réserve d’Actifs Naturels : Quels enseignements tirer de ces nouvelles formes d’organisation pour la préservation de la biodiversité ?. Dans Levrel H., Frascaria-Lacoste N., Hay J., Martin G.,Pioch S. (Eds.). Enjeux institutionnels, économiques et écologiques autour des mesures compensatoires pour la biodiversité́, Versailles, QUAE, 2015, à paraître.